Les jours et les semaines défilèrent à une allure folle dans le petit studio. Milo ne vit pas le temps passer tant il s'y plaisait. Sa mascarade de cascadeur n'avait pas tenu la route bien longtemps, aussi changea-t-il son fusil d'épaule -sur les conseils avisés de Chad- et prétexta être entré sur piston car il débutait dans le métier sans avoir de qualification particulière. Il fut donc officiellement nommé assistant de l'assistant-réalisateur, Jerry n'ayant aucune honte à réclamer un peu d'aide même de la part d'un novice.

Un matin, il pria Milo d'assister à une discussion entre lui et la chef de la décoration pour lister le matériel nécessaires pour les jours de tournage à venir. Après cette mise au point, il garda le jeune homme auprès de lui pour lui expliquer en détails comment la suite du tournage allait s'organiser. Il fut interrompu dans ses indications quand Jude Carter arriva vers lui d'un pas énergique :

« Jerry, il faut que je te parle pour... »

Elle s'arrêta d'un coup quand elle découvrit que l'assistant-réalisateur n'était pas seul.

« Laisse tomber, ça peut attendre » lâcha-t-elle d'un ton glacial avant de disparaître.

Milo souffla d'un air déçu. Malgré le temps qui s'était écoulé, l'actrice semblait toujours garder de la rancœur envers lui. Comment pourrait-il lui présenter des excuses si elle refusait même de le regarder? L'attitude de Jerry qui avait repris ses activités le plus simplement du monde l'avait également laissé perplexe. Soit il n'était pas aussi proche de Jude que Milo l'avait pensé, soit c'était une réaction courante et banale chez la demoiselle. Pourtant, le jeune homme ressentit le besoin de se justifier.

« J'ai mal agi avec elle, dit-il. Je l'ai vexée et je m'en veux, mais je ne sais pas comment arranger les choses.

- Jude Carter est méfiante et susceptible. Si votre première rencontre s'est mal passée, il y a peu de chance qu'elle désire avoir affaire à toi à l'avenir. Mais ne te formalise pas, ce n'est pas particulièrement contre toi qu'elle en a : elle a simplement un caractère d'actrice.

- Peu importe qu'elle soit actrice » décréta Milo.

Cette remarque intriqua Jerry qui leva enfin les yeux vers son interlocuteur.

« Peut-être bien que sa profession a influé sur son caractère, mais elle a une vie en dehors de son travail. Ce qu'elle est à l'intérieur n'a rien à voir avec le fait qu'elle soit actrice. Ce n'est pas la grande Jude Carter qui m'intéresse mais ce qui se cache derrière, même si elle n'a pas forcément envie de le montrer. J'aimerais qu'elle sache qu'elle n'a pas besoin de jouer un rôle avec moi et qu'elle peut être sincère sans avoir peur d'être trahie... »

Milo s'attendait à ce que l'assistant aux yeux bleus réagisse, mais il n'en fit rien. Il resta silencieux tout en le regardant avec insistance comme pour l'encourager à poursuivre le récit de sa pensée.

« C'est certainement présomptueux de ma part... rajouta timidement Milo. Mais je la sens tellement sur la défensive alors que ça n'a pas lieu d'être. Dites-moi si je me trompe, vous qui la connaissez si bien.

- Comment ça « si bien »? s'étonna Jerry.

- Je vous ai vus vous isoler avec elle dernièrement... Je ne vous questionnerai pas sur le sujet, ça ne regarde personne. Seulement si je ne peux pas l'approcher, peut-être que vous vous pourriez lui faire comprendre que je n'ai aucun mauvaise intention envers elle."

Jerry prit une grande inspiration. Milo s'imaginait déjà recevoir une mise à l'ordre devant tout le monde pour sa trop grande audace. Au lieu de cela, Jerry prit calmement la parole.

« Jude est quelqu'un de très sauvage. Elle est fragile et si tu l'obliges à te faire face, elle va se braquer. Laisse-lui le temps si tu tiens vraiment à elle. Sois patient.

- Elle se méfiait de vous au départ?

- ... Non, hésita Jerry. Mais mon cas à moi est particulier.

- C'est-à-dire?

- Nous devrions en rester là pour le moment. Applique-toi à faire ce que je t'ai dit et ça devrait aller mieux... Et passe voir aussi si le chef-opérateur n'a pas besoin d'un coup de main. »

L'assistant-réalisateur recouvra son air consciencieux en moins d'une demi-seconde avant de laisser seul un Milo perplexe et incrédule. Quelle que soit la manière dont il avait réussi à apprivoiser Jude Carter, pouvait-il vraiment affirmer qu'il était différent des autres?

Durant le déjeuner, Milo dut s'absenter du réfectoire de fortune aménagé dans une pièce mitoyenne du studio. Il était régulièrement victime du harcèlement téléphonique d'une mère trop protectrice qu'il passait son temps à rassurer. Certains jours, ses nerfs étaient mis à rude épreuve, mais au final il était heureux de voir qu'il comptait tant dans le cœur de celle qui l'avait mis au monde. Certaines personnes, comme son ami Chad, n'avaient pas la chance de recevoir une telle attention...

Il n'eut pas envie de rejoindre les autres une fois qu'il eut raccroché et préféra rester dehors. Le dialogue qu'il avait eu le matin avec Jerry repassait en boucle dans sa tête comme une énigme dont la solution ne voulait pas venir. L'assistant-réalisateur avait quelque chose de différent qui incitait Jude à lui faire confiance... Mais quoi?

Les hypothèses pour répondre à cette question s'accumulaient dans la tête de Milo sans qu'aucune ne lui paraisse réellement pertinente. Bien sûr il était plus mature, plus sage, plus sophistiqué que la plupart des hommes travaillant au studio, mais Milo avait du mal à croire que ce soit cela qui attirait Jude. Elle devait avoir une petite vingtaine d'années -un âge proche de celui de son admirateur- et l'envie de s'amuser, de faire des folies et de braver les lois physiques et morales. C'était à Milo qu'incombait cette mission de redonner l'envie de vivre à la jeune femme. Si Jerry avait la chance de faire partie du cercle très fermé des relations de Jude Carter, tant mieux pour lui. Mais dans quelques temps, il ne serait plus le seul.

Sur cette pensée positive, Milo choisit de précéder le groupe en retournant dans le studio. Sans grand halo, sans bruit, sans mouvement, l'endroit était presque effrayant.

Quand il passa devant le plateau vide, le jeune homme put presque imaginer les acteurs en train de jouer : Aaron Terringfield, le pirate qui s'est malencontreusement retrouvé au XXIème siècle; Jude, l'étudiante qui retrouve avec l'étrange individu sur les bras et qui fait tout pour l'aider... Ceux qui la connaissaient pouvaient juger de son excellent travail d'actrice qui lui permettait d'interpréter ce rôle de jeune première courageuse, optimiste et souriante alors qu'elle se comportait si froidement hors du champ de la caméra. Mais seulement quelques uns savaient que cette attitude de retrait était elle aussi une façade...

Milo avait ce genre de réflexions à son sujet de plus en plus fréquemment, signe que la belle prenait une place toujours plus grande dans son esprit. Cependant, il n'arrivait pas à mettre de mot sur ce qu'il ressentait pour elle, sur ce mélange entre compassion et complète fascination.

Le jeune homme aurait voulu se reposer avant le retour de l'égérie et du reste de l'équipe, mais il découvrit que le canapé du côté des loges était déjà pris. La sulfureuse costumière dormait paisiblement sur la banquette. Dans sa position légèrement recroquevillée, elle semblait beaucoup plus fragile qu'au naturel; Milo aurait presque pu se laisser attendrir. Cette situation inattendue le fit sourire.

« Qui que tu sois, dis-moi que si tu es là c'est pour m'emmener dans ton château sur ton grand cheval blanc... prononça d'un coup la belle brune.

- En ce moment je me déplace plutôt en bus, mais pour le château j'économise, rétorqua Milo en souriant. Je croyais que tu dormais... »

Morgane se redressa :

« J'ai le sommeil léger. Comment se fait-il que tu ne sois pas avec les autres?

- J'avais envie d'être au calme. On vit les uns sur les autres toute la journée! Pourquoi me poses-tu la question? Ce n'est pas pour la même raison que tu t'es isolée?

- Si, entre autres...

- Ca veut dire quoi « entre autres »? »

Milo ne se défaisait pas de son sourire spontané, si bien que les gens le prenaient rarement mal quand il posait des questions un peu trop personnelles. Morgane le toisa d'un air curieux mais finit par lui répondre.

« Ca veut dire que de toute façon, je suis une solitaire et que les rassemblements en grands comités ce n'est pas du tout mon truc. »