Après ces quelques minutes d'absence, le novice aux yeux verts pensa qu'il devait à tout prix trouver un moyen d'approcher cette créature. Qui était-elle? Quel était son nom? Que faisait-elle sur ce plateau? Qui sait, peut-être que sur un malentendu, elle lui tomberait facilement dans les bras. Enthousiaste et gonflé à bloc, il partit à la rencontre de cette belle inconnue. Chaque pas qui la rapprochait d'elle la lui faisait apparaître encore plus radieuse qu'il ne l'avait pensé. Derrière elle, les acteurs étaient encore en train de se préparer, de relire leurs répliques, mais Milo saurait être discret. Il était maintenant suffisamment proche de la demoiselle pour que celle-ci le remarque et pourtant elle ne lui jeta pas un regard ni ne changea de position.

« Bonjour, commença Milo tout sourire. C'est rare de trouver quelqu'un qui sache rester calme dans tout ce remue-ménage. »

Sa remarque resta en suspend car la jeune femme n'y répondit même pas et encore une fois, elle ne fit pas attention à lui.

« Oh pardon, j'aurais mieux fait de me présenter en premier : je m'appelle Milo, je viens d'arriver sur le tournage. »

Il était imperturbable et pourtant elle continuait de l'ignorer, son regard se perdait au loin et on aurait presque pu penser que sa froideur n‘était pas intentionnelle. Alors seulement le malaise s'installa et Milo devint hésitant.

« J'avais pensé que peut-être on pourrait faire connaissance, s'entraider si besoin et si ça te dit bien sûr. Mais je sens que je te dérange actuellement donc on aura certainement l'occasion de se croiser plus tard et peut-être qu'on pourra discuter. »

D'un seul coup, un acteur qui s'était tenu derrière la belle muette durant le monologue de Milo se leva et s'adressa à lui d'un air mauvais :

« Qu'est-ce que tu fabriques, toi? Tu n'as rien d'autre à faire? Fiche le camp d'ici et ne viens pas nous parler! »

Mal à l'aise à cause de cette injonction agressive, Milo fit quelques pas en arrière. Les acteurs étaient les pièces maîtresses du tournage et mieux valait ne pas les froisser. Celui-là le fusillait du regard en démontrant avec plaisir sa supériorité hiérarchique et tout le mépris qu'il accordait aux techniciens de base. Avec ses yeux bleu profond et sa gueule d'ange, il était presque légitime qu'il se pavane...

« Allons-y Jude, on va démarrer » dit-il d'une voix douce à la demoiselle une fois que l'importun fut suffisamment loin à son goût.

Sous le regard médusé du joli brun, elle saisit la main qu'on lui tendait et ils marchèrent ensemble vers le plateau où le décor était entièrement construit.
Elle était une actrice elle aussi... Milo avait tutoyé une des vedettes de cette série télévisée. Il aurait dû s'en douter pourtant : une fille si charismatique ne pouvait être reléguée à la coiffure. Néanmoins il avait du mal à s'expliquer tous les détails de cette confrontation : elle n'avait jamais pris la peine de s'intéresser à lui mais ne l'avait pas rejeté non plus... Le plus étrange était que même au côté de son collègue comédien, son visage était resté de marbre, figé dans son expression morose. Les gens de ce milieu étaient très étranges...

C'est cet instant que choisit Chad pour refaire son apparition, les bras chargés de matériel en tout genre. Il avait assisté à une bonne partie de la scène.

« Heureusement que je t'avais dit pas d'actrice aujourd'hui...
- Je ne savais pas que c'était une actrice quand je l'ai abordée, se justifia Milo.
- En plus elle est dingue de toi, ironisa Chad.
- Oh ça viendra, j'aurai l'occasion de me rattraper. Mais là je t'avouerais que je n'ai rien compris à ce qu'il s'est passé.
- Je sens que tu vas te prendre la tête; elle a l'air « space » comme nana. »

Chad n'avait peut-être pas tort, mais Milo préférait voir les choses dans leur côté positif.

« Si elle est aussi triste qu'elle le laisse paraître, je saurai lui redonner le sourire. Elle me plaît bien.
- Oui je vois ça. Bon, fais de beaux rêves Roméo, moi je vais bosser. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, j'ai déjà le réalisateur sur le dos. »

C'est ainsi les deux compères se séparèrent à nouveau, mais Milo était d'avantage préoccupé par sa rencontre particulière que par le sort de son complice. Il décida d'aller s'assoir là où sa dulcinée se trouvait quelques minutes auparavant et il constata avec joie que la place était encore imprégnée de son odeur fleurie. Il avait pris un très mauvais départ avec cette « Jude » et cependant cela lui donnait plus envie que jamais de la connaître. En aucune circonstance il n'avait entendu parler d'elle auparavant et il se réservait le droit d'en savoir plus à son sujet en allant simplement la voir une autre fois. Après tout, à la base ils étaient deux personnes normales qui travaillaient dans le même établissement et qui allaient être amenées à se croiser plusieurs fois par jour.
Même s'il était encore sur la réserve, le jeune homme était intimement convaincu qu'elle ne l'ignorerait pas longtemps et que leurs rapports changeraient très vite.

« Alors c'est toi qui ose pousser à bout nos icônes? »

Milo sursauta : il n'avait pas aperçu d'autres personnes dans les environs et pourtant il était évident que cette question lui était destinée. A qui appartenait cette voix terriblement suave et féminine? En inspectant plus minutieusement autour de lui, il découvrit une autre jeune femme au milieu des costumes.

La lumière était moins aveuglante dans le coin où elle se trouvait et ses vêtements sombres étaient donc une parfaite tenue de camouflage. La seule chose qu'on voyait distinctement était son rouge à lèvres couleur carmin et ses mèches de la même teinte, clairsemées dans sa chevelure noire. Ses yeux déjà sombres à l'origine étaient recouverts d'une couche de maquillage assez conséquente qui faisait ressortir la pâleur de sa peau. Sur son mollet droit courait un tatouage en forme de barbelé qui continuait sous sa jupe couleur émeraude et un autre apparaissait également sur sa clavicule, même si la bretelle de sa robe le cachait en partie. Si elle s'était tenue dans la lumière, Milo l'aurait de suite remarquée de par son look extravagant.

« Tu as assisté au spectacle? demanda-t-il sans se défaire de sa politesse.
- J'étais juste à côté, difficile ne pas entendre l'altercation. »

Elle n'était pas le genre de filles vers lesquelles Milo aurait été se présenter dans l‘immédiat. Pourtant c'était la première personne qui venait de lui adresser la parole, et à la différence de la dernière fille qu'il avait voulu aborder, elle le fixait droit dans les yeux en lui décrochant un léger sourire auquel Milo ne pouvait que répondre de manière instinctive. Son regard était très intense et traduisait une forte assurance. Elle le démontrait encore plus par la position qu'elle avait adoptée, les mains posées fièrement sur ses hanches. C'était une parfaite figure de la femme fatale et Milo devait reconnaître que cela avait son charme.

«  Je m'appelle Morgane, je suis chargée des costumes et du maquillage, lança-t-elle.
- Moi c'est Milo et je suis... cascadeur, mentit le jeune homme pour la première fois de la journée.
- Cascadeur? Ouah! Dit la jolie brune en feignant la surprise. Tu ne sembles pas très musclé pour quelqu'un qui travaille dans ce domaine. Je suppose que tu as tes talents cachés » rajouta-t-elle avec un nouveau sourire en coin.

Ils n'avaient échangé que quelques mots, et voilà qu'elle le draguait déjà. Mais loin de se sentir intimidé, Milo lui répondit d‘un air amusé.

« J'en ai un certain nombre, c'est vrai. Mais en dehors de ça je suis totalement inintéressant.
- Tu ne devrais pas te rabaisser comme ça. Si tu ne t'envoies pas toi-même des fleurs, personne ne le fera... Alors que s'est-il passé avec Mister Terringfield?
- Qui ça?
- Aaron Terringfield, le type précieux que tu as froissé tout à l'heure! La moindre des choses quand tu t'incrustes dans un tournage c'est de connaître le nom des acteurs principaux...
- Vue la façon dont il m'a traité tout à l'heure, je ne me sens pas coupable d'ignorer comment il s'appelle, décréta Milo. En fait, lui je ne l'avais même pas vu. J'étais en train de parler à l'actrice à côté de lui.
- Ah... conclut Morgane. La mystérieuse et irrésistible Jude Carter. »

Etant donné la réaction de son interlocutrice, Milo comprit que sa houleuse confrontation avec cette fameuse comédienne n'était pas un cas isolé.

« Elle est toujours comme ça?
- Je ne sais pas, le tournage a débuté il y a seulement quelques semaines. Mais depuis qu'elle est là, je ne l'ai jamais vu sourire ni prendre plaisir à converser avec quelqu'un en dehors de ses scènes.
- Elle ne parle à personne? Pas même à Terri-machin? S'étonna Milo.
- Non, pas à ma connaissance. Personne ne sait qui elle est, d'où elle vient et personnellement je me demande même comment elle est devenue actrice. Terringfield fait le paon devant elle, il essaye de se faire bien voir dans l'espoir qu'elle succombe à son charme, mais elle se fiche de lui autant que des autres.
- Je ne vois pas pourquoi elle réagit comme ça avec lui s'il est prêt à l'aider et à lui rendre service, rétorqua Milo en cherchant des yeux la principale concernée.
- Terringfield ne rendra jamais service gratuitement. C'est de la fierté mal placée. Je doute qu'il ait des sentiments sincères pour elle. Faire céder Jude Carter est un défi pour lui comme pour tous les hommes qui la croisent... »

Quand il entendit cette dernière phrase, Milo détailla son interlocutrice avec curiosité et se mit à sourire.

« Quoi? S'étonna cette dernière.
- Je rêve ou il y avait une pointe de jalousie dans le ton que tu as employé?
- De la jalousie? Non, tu te trompes : être l'objet de convoitise de tous les menteurs, calculateurs et autres machos du coin ne me fait pas du tout envie.
- J'espère ne pas devoir me sentir visé... ».

Cette fois ce fut au tour de la demoiselle de sourire.

« Je sens bien qu'elle t'intrigue. Mais si tu as un quelconque désir pour Jude Carter, je saurai t'en détourner » affirma-t-elle sur un ton de défi.

Ce jeu de séduction entre les deux personnes continua un petit moment avant que le réalisateur ordonne à toute l'équipe de se tenir prête à filmer et à garder le silence.

Au bout de cette journée, Milo fut aux anges. Pour cette première journée au beau milieu d‘un tournage de série télévisée, il avait vécu déjà des choses intenses et il savait d'avance qu'il s'en produirait beaucoup beaucoup d'autres. Ce studio était l'endroit rêvé pour vivre les choses en grand et pour tester jusqu'à quel point on pouvait faire de la vie un scénario idéal.

*

*         *

Cela faisait maintenant trois jours que Chad et Milo avaient intégré le tournage de la série « Seven Centuries ». Ils étaient épuisés et n'avaient pas encore eu le temps de confronter leurs expériences personnelles. La veille au soir, ils avaient appris que le tournage était interrompu temporairement à cause d'une grosse incohérence dans le scénario. Trop heureux de cette nouvelle, Chad avait passé la soirée dans un bar tandis que son colocataire était directement parti se coucher -dans le canapé car Chad ne rentrait jamais seul après ses « sorties ». Le plus souvent, ils allaient s'amuser ensemble, draguer quelques filles et plus si affinités, mais ce jour-là Milo ne tenait plus debout. En rentrant à l'appartement, il avait jeté ses vêtements au hasard dans la pièce principale et s'était endormi comme une masse.

Le lendemain matin il fut réveillé par le glouglou familier de la cafetière. Le soleil perçait déjà à travers les rideaux et le jeune homme mit un moment avant d'y voir correctement. Derrière le plan de travail de leur minuscule cuisine, une superbe créature préparait le petit-déjeuner. Ses cheveux roux étaient relevés pour laisser apparaître sa nuque blanche, et la demoiselle était simplement vêtue d'une chemise d'homme trop large qui la couvrait jusqu'en bas des fesses. Milo pensa pour lui-même que les femmes étaient cruelles de tenter comme cela les hommes lors de banales tâches quotidiennes... Mais au fait, elle était à lui cette chemise! C'était celle qui traînait sur la chaise, près de la commode dans la chambre. Mais loin de lui en vouloir à cause de ce détail, Milo trouvait la demoiselle encore plus sexy.

« Bonjour ».

Cette voix qui semblait venir de nulle part sortit le beau brun de sa rêverie, car il était resté les yeux grands ouverts à admirer les formes superbes de cette rouquine, et elle avait dû s'en rendre compte.

« Salut... répondit-il maladroitement.
- Installe-toi, j'ai presque fini de tout préparer. »